03 avril 2018

La main gauche de la nuit, d'Ursula Le Guin


Ça faisait longtemps que je devais lire ce grand classique de la science-fiction, et malheureusement il m'a fallu le décès de l'autrice pour m'y décider...


Résumé :

Dans un monde futuriste où l'espèce humaine s'est essaimée sur de nombreuses planètes, des peuples qui ont longtemps perdu contact se sont retrouvés et réorganisés au sein d'une association libre et non contraignante, l'Ekumen. Lorsqu'une nouvelle planète habitée par des humains qui ont développé une société évoluée est découverte, l'Ekumen envoie un représentant unique pour les encourager à rejoindre leur association sans les menacer. Genly Aï joue se rôle sur la planète Winter, un monde très froid dominé par deux grandes nations. Genly doit faire face à un système politique compliqué et dangereux, mais surtout à une énorme différence biologique : les habitants de Winter sont des hermaphrodites asexués qui deviennent tantôt hommes, tantôt femmes pendant une courte période de reproduction. La bonne volonté de l'Envoi est mise à l'épreuve face à ces êtres auquel il ne peut pas appliquer ses schémas d’interaction, et il en vient à méconnaître le seul autochtone qui croit vraiment en lui.


Mon avis :

Lors de ma scolarité, j'ai eu la chance de croiser un professeur de français qui, je ne m'en rends compte que maintenant, avait à coeur de nous faire découvrir un éventail de genres littéraires bien plus large que ce qui est préconisé par le programme classique. A l'époque nous avions étudié pendant quelques semaines la science-fiction (avec notamment un devoir sur le film "Blade Runner") et je me rappelle que "La main gauche de la nuit" avait été l'un des romans recommandés. J'étais donc persuadée de l'avoir lu à l'époque (sans en garder aucun souvenir) jusqu'à ce que le décès d'Ursula Le Guin il y a quelques semaine ne remette ce titre sur l'avant de la scène et que je me rende compte, avec grande surprise, que son résumé ne me disait absolument rien. J'ai décidé de réparer rapidement cette erreur et après plusieurs faux départs dus à mon manque de temps pour lire, j'ai fini par entamer et terminer ce roman culte.

J'avoue qu'au début j'ai été un peu déroutée. Les avis que j'avais lus parlaient d'une sorte de road-trip qui allait permettre à deux humains de différentes planètes d'apprendre à se comprendre, mais le road-trip en question n'arrive que dans la deuxième moitié du livre, même s'il est effectivement marquant. Le début, c'est surtout un récit politique. Au moment où l'aventure commence, Genly est sur Winter depuis déjà longtemps, il s'est installé dans le royaume de Karhide où il essaie en vain d'avoir une entrevue avec l'Empereur. Il est censé avoir le soutien du premier ministre Estraven, mais clairement il n'a pas confiance en lui, pour des raisons plutôt culturelles : il ne comprend pas la façon de s'exprimer des Karhide qui ont un sens de l'honneur très particulier, et puis il est très perturbé par l'hermaphrodisme d'Estraven et le fait que son comportement ne corresponde pas aux stéréotypes auxquels il est habitué. Tout à coup, alors qu'il a enfin obtenu une entrevue avec l'Empereur, la situation change brutalement, et Estraven autant que Genly seront envoyés sur les routes de leur monde, dans des positions parfois très difficiles...

Il y a beaucoup à dire sur ce roman qui est avant tout très "immersif".  Je mets des guillemets car ce mot peut avoir plusieurs sens : je ne parle pas de ces romans qu'il est impossible de lâcher des mains tant le suspense est incessant, je parle de ces romans qui nous plongent sans explication et sans efforts dans un monde fondamentalement différent du nôtre. Il n'y a pas d'introduction : l'existence de l'Ekumen et le rôle de Genly n'apparaissent qu'au fur et à mesure, quand il les explique à d'autres protagonistes. Le récit ne comprend aucune note subtile à l'attention du lecteur : on comprend que Winter est une planète très froide parce que Genly ne cesse d'avoir froid, on comprend qu'elle abrite deux principaux pays aux systèmes politiques très différents parce que Genly les visite, on se fait une idée de ses religion parce que Genly fait l'effort d'en apprendre plus. Le récit prend en fait la forme d'une double narration, d'une part le rapport de Genly à l'Ekumen, d'autre part le journal d'Estraven qui permet de se rendre compte des erreurs d'interprétation de Genly, mais il n'y a rien qui soit écrit à l'attention du lecteur lui-même. Le résultat c'est un récit particulièrement réaliste, dans lequel on est tout à coup immergé sans bouée, mais comme il est aussi très efficace, on évite la noyade.

La première partie est donc une série de voyages et de jeux politiques, parfois un peu obscurs. J'ai eu l'impression d'y voir une critique politique déguisée, avec d'un côté un pays avec beaucoup de liberté mais un système politique inefficace et injuste, de l'autre un système hyper bureaucratique, apparemment plutôt attractif, mais au final extrêmement répressif. Les parallèles historiques sont limités, mais ça donne quand même à réfléchir.

Je ne sais pas à quel moment j'ai fini par être vraiment happée par le récit. Au début j'avais l'impression de me retrouver dans un récit intéressant et bien écrit mais un peu austère, et puis arrivée à un certain point, quand ça a commencé à vraiment mal tourner pour Genly, je me suis rendue compte que j'étais captivée. Et là, comme on me l'avait prédit, commence la partie la plus mémorable du roman : ce tête-à-tête entre deux personnes si différentes qui vont enfin arriver à surmonter leurs incompatibilités pour pouvoir se comprendre et s'apprécier. Le suspense est insoutenable, le récit douloureux, l'exploit admirable, et au milieu de tout ça, il y a une véritable intimité qui se crée. J'en suis ressortie très émue, avec l'impression d'avoir cotoyé de très près cette paire peu conventionnelle.

Ce récit est connu pour sa description d'une société où la sexualité est très différente de celle que nous connaissons. Je pense que cet aspect a peut-être un tout petit peu vieilli, car la société a beaucoup évolué sur ces choses-là depuis sa parution. J'ai quand même été surprise par la délicatesse avec laquelle cet aspect est abordé. Plutôt que de se concentrer sur ce que ça implique pour la vie affective et sexuelle (bien que ce soit aussi abordé), les personnages font face à des problèmes beaucoup moins évidents, notamment concernant ce que ça implique pour la confiance et la compréhension entre les gens, sur la différence entre amour et amitié, etc. Genly est obligé de faire un travail personnel sur sa façon d'appréhender les (non-)différences entres les sexes, lui qui se pensait ouvert d'esprit, et c'est une belle leçon que beaucoup d'entre nous devrions aussi recevoir.

En résumé, voici un roman qui vaut la peine d'être patient. Si vous vous ennuyez un peu dans la première moitié, n'abandonnez pas: la suite est une véritable expérience.

Pour en savoir plus :
- la fiche Bibliomania du livre

2 commentaires:

  1. Un excellent roman en effet, immersif comme tu le dis bien, la plume de Le Guin est vraiment magique.

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  2. Je confirme qu'il faut s'accrocher pour rentrer dans ce roman (je me suis prise à deux fois), mais une fois qu'on est dedans... waouh !
    Tu vas continuer à lire le cycle ?

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