24 janvier 2018

Le rapport de Brodeck, de Philippe Claudel


Ca faisait trop longtemps que je n'avais plus lu de roman francophone, alors j'ai plongé dans ma bibliothèque et j'en ai ressorti une perle...


Résumé :

Dans ce petit village perdu dans les montagnes près de la frontière, l'étranger posait problème, alors on l'a fait disparaître. Brodeck n'a pas participé à tout ça, mais parce qu'il a fait des études, parce qu'il sait écrire des rapports, le village exige de lui qu'il rédige celui qui va les disculper. Il doit enquêter, expliquer pourquoi. Alors il questionne, raconte ce village déchiré par la guerre, et remonte en même temps dans sa propre histoire, celle d'une vie bouleversée par la violence et la lâcheté des hommes.


Mon avis :

Philippe Claudel, c'est un de ces auteurs dont j'achète les romans les yeux fermés, sans rien en savoir. Il m'en reste plusieurs dans ma PAL, à propos desquels je ne sais rien, sinon que je vais me noyer dans une plume qui me fait du bien. Le rapport Brodeck m'attendait depuis longtemps, un titre familier à propos duquel je me suis fourvoyée : je croyais qu'il s'agissait de l'histoire de cet homme d'Europe de l'Est qui s'était volontairement fait enfermer puis avait réussi à s'échapper d'un camps de concentration pendant la deuxième guerre mondiale pour pouvoir rédiger un rapport sur l'horreur des camps et en informer les Alliés. Ce n'était pas ça, l'histoire, mais le sujet s'en rapproche.

Ça fait longtemps que je n'ai plus lu de roman en français et au format papier, alors ouvrir celui-ci m'a fait l'impression de revenir à des habitudes anciennes et pleines de nostalgie. Je n'ai pas consciemment cherché à ne plus lire de littérature francophone, mais quand j'y réfléchis, je me dis que j'ai peut-être inconsciemment fui ma langue maternelle parce que je sais qu'elle est capable de me retourner les tripes d'une façon bien plus efficace que l'anglais. A mesure que ma vie devient un peu plus compliquée, je choisis la lecture pour une détente, une fuite, pas une remise en question. Mais en faisant mon bilan des lectures de 2017, je me suis rendue compte que je délaissais une partie de ce que j'ai toujours aimé : ces récits où j'apprécie chacun des mots et des tournures de phrase, ces récits qui m'arrachent des larmes et me laissent secouée longtemps après avoir tourné la dernière page. Alors l'autre jour j'ai pris une grande respiration et j'ai ouvert le premier roman de Philippe Claudel qui m'est tombé sous la main, une valeur sûre.

Le rapport Brodeck, c'est un roman à plusieurs niveaux de lecture. C'est d'abord une intrigue qu'on peut apprécier entièrement au premier degré : l'histoire d'un village et d'un homme confrontés aux horreurs des guerres qui vont les obliger à découvrir jusqu'où un homme peut aller pour survivre, une exploration des profondeurs de la lâcheté et de la violence. L'intrigue est narrée à la façon d'un puzzle. Brodeck, en parallèle à son rapport, écrit une sorte de journal intime où il pourra dévoiler tout ce qu'il n'a pas le droit de raconter dans ce fameux rapport. Mais c'est un narrateur maladroit, comme il le reconnaît lui-même, alors il fait sans cesse des détours (dont on se rend compte rapidement qu'ils sont savamment maîtrisés par l'auteur), un souvenir en rappelle un autre, et c'est par petites touches successives et au départ sans lien apparent que la grande fresque se dévoile. Malgré les noms allemands et la galerie assez fournie de personnages, le lecteur ne risque pas trop de se perdre. Quand un nouveau souvenir dévoile un élément de l'histoire, souvent il dévoile aussi un aspect incongru ou pose une nouvelle question, et on n'obtiendra de réponse que plus tard. Le résultat c'est un récit qui ne laisse pas le temps de s'ennuyer, construit magistralement, raconté par une plume parfaite, et qui ne se termine que quand on a enfin tout compris. C'est affreux, cruel et plein d'émotion, mais c'est une histoire superbe aussi.

Au deuxième degré de compréhension, ce récit est aussi une fable. La preuve, c'est que les informations pratiques restent très floues : le lieu ni même le pays ne sont précisés, l'étranger autour duquel tourne toute cette histoire n'a pas de nom, même la guerre on ne sait pas de laquelle il s'agit, même si elle représente visiblement la deuxième guerre mondiale (les "camps" dont parle Brodeck sont des camps de concentration mais là aussi ce mot n'est jamais prononcé). Plus subtilement, Brodeck est accusé d'utiliser trop d'images, encore une indication que ce récit en est une.  Mais si c'est une fable, quelle en est la morale ?  Il y a certainement plusieurs interprétations possibles, dont certaines terriblement pessimistes sur l'espèce humaine, mais la mienne est la suivante : l'auteur a simplement voulu illustrer comment la guerre et la peur peuvent déshumaniser n'importe qui, de l'individu au groupe, et transformer les victimes en lâches ou en bourreaux. Presque tous les personnages ont commis les pires actes, souvent juste pour survivre. Et la plupart sont également prêts à tout faire pour l'oublier, signe que la conscience est toujours là, tellement exigeante qu'ils sont prêts à commettre de nouvelles horreurs pour ne pas avoir à affronter celles qu'ils ont déjà commises. Il fallait un récit fin comme de la dentelle pour nous faire découvrir cela et pour nous empêcher de retomber dans les jugements qui nous rassurent. Philippe Claudel réussit ce tour de force.

Je viens de terminer ma lecture et je dois dire que ce retour dans la littérature francophone fut pleinement réussi. Je suis émerveillée et secouée à la fois. Le rapport de Brodeck est un récit terrible dont, selon l'expression consacrée, on ne sort pas indemne.


Pour en savoir plus :
- la fiche Bibliomania du livre
- l'avis de Boom, qui d'habitude ne lit que de la littérature jeunesse, et celui de Mithrowen, qui en est resté.e KO.

1 commentaire:

  1. J'ai lu ce roman il y a bien longtemps mais comme toi, il m'avait beaucoup touchée.

    Sur le moment, l'aspect fable m'avait un peu frustrée : quand un roman est plutôt "réaliste" j'aime que les dates et lieux soient clairement définis. Mais finalement, j'avais trouvé que c'était une force car ça rendait l'histoire racontée plus universelle.

    J'espère que ta prochaine incursion en littérature francophone t'apportera autant de plaisir ! :)

    RépondreSupprimer