04 juin 2011

Eichmann à Jerusalem, de Hannah Arendt

On change un peu de registre ici avec un livre documentaire à la place d'un roman.  Si vous aimez l'histoire, ceci va vous plaire !  Et sinon, d'avance désolée de m'être autant emballée sur un sujet qui me passionne...


Résumé :

En 1961, Adolf Eichmann, haut fonctionnaire allemand sous le Troisième Reich, est enlevé à Buenos Aires par les services secrets israéliens et emmené en Israël pour y être jugé.  Pendant la deuxième guerre mondiale, il était responsable des « affaires juives et de l'évacuation »  et par conséquent a géré d'un point de vue logistique l'identification des victimes de l'extermination raciale et leur déportation vers les camps de concentration. Hannah Arendt, philosophe juive allemande exilée aux Etats-Unis, couvre le procès pour le journal The New Yorker. Ce livre est la compilation de ses chroniques du procès où elle dresse le portrait d'un meurtrier de masse sous les traits d'un homme ordinaire, sans fanatisme, l'incarnation de "la banalité du mal".


Mon avis :

Je suis depuis longtemps fascinée par l'Holocauste.  Je n'arrive pas à imaginer comment une nation civilizée, il y a seulement soixante ans, a pu mener un massacre d'une telle ampleur par pure haine contre un peuple innocent, sans aucun intérêt en soi.  Je ne comprends pas non plus comment des milliers d'hommes (et de femmes) ont collaboré sans état d'âme à un meurtre aussi gigantesque et aussi cruel envers des gens qui vivaient parmi eux.  Je ne peux pas croire que tous les organisateurs de la Solution Finale, de ceux qui ont donné les ordres à ceux qui poussaient les gens dans les chambres à gaz du bout de leurs fusils ou dénonçaient leurs voisins, étaient des sadiques ou des dégénérés moraux.  Mais alors, comment cela a-t-il pu arriver ?  Quel genre d'être humain collabore à un tel massacre, quel état d'esprit peut annihiler toute conscience ?  Ce sont des questions qui me hantent parce que je ne peux même pas concevoir une explication qui me paraisse vaguement plausible.  Et aussi parce qu'il me semble essentiel de comprendre afin de pouvoir éviter que ça ne se reproduise.

Il y a quelques années j'ai lu "La mort est mon métier", une biographie romancée du commandant d'Auschwitz Rudolf Höss écrite par l'historien Robert Merle, un de mes auteurs préférés.  Un ouvrage superbe qui nous permet de découvrir ce qui fait d'un gamin à peu près ordinaire, un homme qui va mettre sur pieds avec beaucoup de zèle des méthodes d'extermination systématique.  Merle nous présente Höss comme un homme normal déshummanisé par les circonstances. C'est une théorie intéressante qui répond en partie à ma question et qui m'a encouragée à approfondir mes recherches en ce sens.

C'est là que j'ai appris que la vision de Merle se rapprochait de celle d'Hannah Arendt, laquelle l'a rendue publique dans son ouvrage "Eichmann à Jérusalem", d'ailleurs sous-titré "Rapport sur la banalité du mal".   C'est ce qui m'a menée à ce livre.  J'espérais y lire à la fois le compte-rendu d'un des procès les plus médiatisés du XXème siècle, mais aussi une approche philosophique, sociologique et psychologique sur la question de savoir ce qui s'était passé dans la tête d'hommes normaux agissant comme des monstres. 

Je dois dire que j'ai été très surprise sous bien des aspects au cours de ma lecture.  La première surprise c'est que ce livre n'est pas un compte-rendu comme je m'y attendais, mais plutôt une analyse du procès.  Arendt n'y présente pas le déroulement du procès de façon linéaire mais plutôt sa substance, divisée en sujets d'analyse, enrichie par une recherche historique et documentaire très approfondie et par une analyse sociologique, psychologique et juridique extrêmement pertinente.  Le tout reste pourtant largement accessible et bien écrit (malgré de longues et nombreuses parenthèses un peu démodées de nos jours).  Arendt fait aussi preuve d'un esprit très critique : elle n'épargne ni la défense ni l'accusation, remet en cause la tenue du procès lui-même, retourne aux bases des fondements juridiques et moraux qui justifient la notion de "crimes contre l'humanité" et remet en perspective les affirmations de tous les intervenants. Depuis 1963, année de publication du livre, cette analyse de l'Holocause restera une référence.

La deuxième surprise c'est que je m'attendais à une présentation théorique du concept de "banalité du mal" bien distinguée du reste du texte. En fait il n'en est rien : tout le livre porte sur le procès et sur les thème abordés par celui-ci.  La "banalité du mal" est en réalité un concept qui se dégage quasiment de lui-même, presque incidemment, à partir de la présentation d'Eichmann qui est faite par Arendt.  

En fait, sous la plume bien documentée d'Arendt, Eichmann n'est pas, comme je m'y attendais (troisième surprise), un grand dignitaire allemand, intelligent, rusé, pervers, à la tête de l'Etat ; le petit frère d'Hitler ou de Heydrich, en somme.  Au contraire, c'est un homme d'intelligence très moyenne, incapable de saisir les non-dits, laissé de côté par les vrais décideurs et arrivé au sommet de sa carrière parce qu'il a choisi "le bon camp".  Il a lu deux livres sur le judaïsme (les deux seuls livres qu'il ait lu dans sa vie) et le voici promu "spécialiste de la question juive" juste avant la guerre, ce qui deviendra un poste important lorsqu'est décidée la Solution Finale. Très longtemps, il croit qu'on va expulser les Juifs vers une terre pour les accueillir et défend des solutions irréalisables.  A la Conférence de Wannsee, ce n'est qu'un petit intervenant qui servira de rapporteur.  Mais une fois les ordres donnés, il pourra enfin faire montre de son seul vrai talent, celui de logisticien qui remplit les trains de Juifs et les emmène jusqu'aux camps de concentration pour vider pays après pays.

Arendt met très clairement en lumière la façon dont Eichmann a, en très peu de temps et de façon assez lâche, réussi à s'asseoir sur sa conscience pour exécuter les ordres et faire carrière.  Elle ne le présente pas comme un antisémite convaincu mais plutôt comme un petit homme ambitieux et sans vraie personnalité.  Même au moment du procès, il ne semble pas capable de se battre correctement pour sa propre vie : ses mensonges sont si maladroits et sa mémoire sélective le sert si mal qu'Arendt y voit plutôt une tendance à se représenter sa vie sous la forme de phrases qui sonnent bien, sans rapport avec la réalité des faits, ce qui lui interdit une vue raisonnée sur son environnement.  Elle décrit notamment sa visite dans un camp de concentration pour venir en aide à un ami juif qui est enfermé ; Eichmann réussit à lui obtenir quelques privilèges et repart avec le sentiment du devoir accompli, alors que l'ami en question se trouve dans un camp de la mort où il décèdera six semaines plus tard.

C'est à partir de là que le lecteur a lui-même la possibilité de se représenter "la banalité du mal". Arendt ne généralise pas cette théorie et s'en tient à l'analyse d'un homme en particulier, mais le lecteur est très tenté de s'offrir ce luxe.  Il ne faut pas croire non plus qu'Arendt nous propose cette représentation comme une excuse : parce qu'un homme normal dans ces circonstances s'est laissé entraîner à participer à des actes aussi atroces, on pourrait penser que tout homme dans ce cas est excusable.  Arendt démonte cette façon de voir de différentes façons, notamment en critiquant violemment l'excuse d'Eichmann selon laquelle "si lui ne l'avait pas fait, un autre l'aurait fait". Il n'en reste qu'elle démontre aussi la faiblesse du système d'extermination nazi : il suffisait d'un rouage qui grippe pour que toute l'opération soit remise en cause.  Et dans la plupart des pays, il n'y a eu aucun petit caillou pour enrayer la machine.

A côté de l'analyse du "cas Eichmann", une foule d'autres informations se bousculent dans ce livre qui n'a pourtant rien d'une encyclopédie.  Il y a notamment la présentation succincte de l'extermination juive pendant la guerre, pays par pays, qui est particulièrement intéressante car les situations ont été extrêmement variées : depuis la Roumanie qui a choqué les Allemands par la barbarie du traitement des Juifs, jusqu'au Danemark dont la résistance passive a réussi à faire annuler toute l'opération.  Il y a aussi l'épineuse et étonnante question de la participation des Conseils Juifs dans la déportation.  Arendt affirme et prouve que dans chaque pays envahi, les Allemands confiaient aux représentants de la population juive la tâche de sélectionner et de préparer les convois vers les camps de concentration.  J'ignorais ce "détail", qui a d'ailleurs donné lieu à des marchandages tout à fait horribles. Arendt va jusqu'à affirmer que sans cette collaboration, l'Holocauste aurait été en grande partie impossible.  

Il y a aussi un passage qui m'a beaucoup marquée, celui qui concerne la Conférence de Wannsee.  Il s'agissait d'un rassemblement de hauts fonctionnaires de l'Etat allemand où Heydrich, adjoint d'Himmler, annonce aux secrétaires d'État des principaux ministères la mise en oeuvre de la Solution Finale.  Pour une entreprise d'une telle envergure, il a besoin du soutien de tous les organes de l'Etat ; mais ce n'est pas gagné d'avance, car ces hauts fonctionnaires de carrière sont en poste depuis très longtemps, bien avant que les nazis ne prennent le pouvoir, ce ne sont pas des SS convaincus comme les proches d'Hitler. On pourrait s'attendre à ce qu'ils se rebellent contre un projet aussi immoral, d'autant plus que (une autre chose qui m'a beaucoup étonnée) aucun dignitaire allemand, avant ou pendant la guerre, n'a été condamné sérieusement pour s'être opposé à l'antisémitisme ; les seules sanctions étaient professionnelles.  Et pourtant, pas un seul des participants à la Conférence de Wannsee n'a émis la moindre objection morale au principe de la Solution Finale.  Au contraire, les intervenants se sont attachés à proposer des solutions concrètes pour sa mise en place effective.  Et eux, ce n'étaient pas de simples fonctionnaires pas très intelligents comme Eichmann, c'étaient les têtes pensantes qui faisaient fonctionner l'Etat en coulisse depuis des années.

Alors, au final, qu'est-ce que j'en retire ?  Plus de questions que de réponses, probablement. Disons qu'il devait y avoir plusieurs classes parmi les collaborateurs à l'Holocauste : les sadiques, les individus incapables de distinguer le bien du mal ou de faire preuve d'empathie, les profiteurs qui avaient un intérêt matériel à se débarrasser de certains Juifs, les hommes normaux endoctrinés par les circonstances, les "suiveurs" peu intelligents du type d'Eichmann. Mais je ne suis pas persuadée que ça explique les milliers de cas d'humains déshumanisés. Et il y a encore tellement de questions parallèles à élucider... 

Bref, un livre interpellant qui devra être suivi par encore bien d'autres avant que je puisse trouver toutes mes réponses, même si Hannah Arendt m'a mise sur la bonne voie. Si vous avez d'autres ouvrages de qualité à me proposer sur ce sujet, n'hésitez pas, je suis preneuse !


Un extrait audio :
Cet extrait (en anglais) est issu du postcript et résume en quelques mots ce qui, dans la personnalité d'Eichmann, lui a permis de devenir un des plus grands criminels de l'histoire.  
       
   

Pour en savoir plus :
- le mémorial de Yad Vashem pour les victimes juives de la Shoah a mis en ligne sur YouTube l'intégralité du procès d'Eichmann avec des sous-titres en anglais.

3 commentaires:

  1. On ne peux pas dire que tu fasses dans la légèreté côté lecture actuellement. L'élimination ethnique de masse est un sujet que j'aurai aimé pouvoir classé en "histoire", mais qui au cours des 70 dernières années est resté sombrement d'actualité. Je suis surpris à la lecture de ton excellent billet sur le cas de la résistance passive Danoise. Il faudra que je me renseigne plus avant sur le sujet.

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  2. Oui c'est sûr que je fais dans le lourd, mais ça se termine. C'est un fait que ce n'est ni le premier ni le dernier génocide de l'histoire, mais pour moi celui-là reste différent, non pas par son ampleur mais par le fait qu'il a été organisé de façon aussi méthodique et aussi qu'il était purement gratuit et allait même à l'encontre de l'intérêt du pays qui le réalisait.

    Dans les autres cas, il y a eu une haine, une armée lâchée dans la nature après des batailles difficiles, un peuple peu éduqué... Et souvent peu d'organisation au niveau de l'exécution (même si le génocide était décidé et organisé au plus haut niveau). On sent la haine, l'adrénaline, le moment de folie populaire. En Allemagne il y a eu tout l'effort de l'administration d'un pays éduqué, organisé, des techniques réfléchies, des bâtiments conçus et réfléchis pour maximiser l'efficacité. Une telle organisation, une telle réflexion est effrayante.

    Et puis en Serbie, au Rwanda, en Turquie etc, il y a toujours eu une raison territoriale ou sociale qui entraînait une nécessité de se débarrasser physiquement d'un peuple. Mais là, non. Au début il y avait certainement un intérêt politique pour le parti nazi de désigner des responsables du déclin de l'Allemagne, mais au moment où la Solution Finale a été décidée, il ne s'agissait plus d'arriver au pouvoir en désignant des coupables. D'ailleurs le tout s'est fait quasiment à l'insu de l'opinion publique allemande.

    Et au fur et à mesure où la guerre évoluait et où l'armée allemande avait de plus en plus besoin de rassembler toutes ses forces logistiques pour retenir les alliés, des moyens considérables étaient mis pour le but prioritaire d'assassiner tous les juifs des territoires occupés. C'est une décision qui allait à l'encontre des intérêts du pays. Pourquoi ? Par pure haine ?

    C'est ça qui distingue ce génocide de tous ceux qui ont suivi à mon avis, et c'est ce qui me fascine et que j'aimerais comprendre.

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  3. Je te conseille HHhH de Laurent Binet cette fois sur Heidrich, l'initiateur de la solution finale.
    Déroutant mais vraiment interessant.
    Je me renseigne beaucoup sur Arendt d'ici quelques temps et je vais surement me lancé dans son essai d'ici peu.

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