J'ai très, très honte : ce livre m'a été offert, j'en suis persuadée, mais je ne sais plus par qui ni à quelle occasion. Si cette personne se reconnaît, qu'elle soit remerciée : voilà encore un petit livre dévoré en une journée, ceux-là je les aime comme des petits bonbons !
Singulière mission que celle confiée à Simon, psychologue d'entreprise :
enquêter discrètement sur le santé mentale de Mathias Jüst, directeur
général de la SC Farb, une multinationale d'origine allemande. Simple
manoeuvre de déstabilisation organisée par un rival ? Entraîné dans
l'intimité et la confidence de l'homme qu'il doit observer, Simon va
découvrir des enjeux bien plus redoutables. Par-delà la violence feutrée
de la grande entreprise - licenciements collectifs, stages de
"motivation" où l'on fait appel à toutes les ressources de l'agressivité
et de la peur -, apparaît bientôt en filigrane la hantise d'autres
atrocités : celle que dissimulait sous le même langage abstrait,
technocratique, l'organisation du génocide au temps du Reich.
(quatrième de couverture)
Mon avis :
Voici une courte histoire très particulière. Elle n'est pas particulièrement compliquée et pourtant donne à réfléchir et m'a beaucoup surprise. A la suite du narrateur, nous nous plongeons dans l'existence d'un directeur d'entreprise qui semble avoir perdu les pédales. Mais tout n'est pas clair : ne serait-ce pas une machination ourdie par un subordonné ambitieux ? Et si vraiment il va mal, qu'est-ce qui lui arrive exactement ? Quelle est la vérité et où commence la folie dans ses élucubrations ?
Ce pourrait être l'objet d'un thriller ou au minimum d'un récit dont les fils se dénouent petit à petit pour nous surprendre. Mais soyez prévenu, il ne s'agit pas vraiment de cela. Ici ce n'est pas l'enquête de Simon et ses résultats qui comptent, mais toute la prise de conscience du narrateur et l'ombre qu'il laisse derrière lui.
Car tout ceci reste bien mystérieux, à commencer par le narrateur lui-même. A part son nom et son poste dans l'entreprise, on ne sait rien de lui. Il mène son enquête mais semble effrayé, n'ose pas affronter son patron, reste tout du long étrangement passif. On ne sait pas non plus pourquoi les principaux protagonistes s'entêtent à se confier à lui alors qu'il ne fait rien pour ça. Il se laisse profondément toucher par ce qu'il découvre, ce qui dénote une faiblesse sous-jacente, mais laquelle ?
J'ai donc passé un bon moment de lecture mais je suis déçue de l'écran de fumée qui cache tout ça. Si l'auteur voulait faire un parallèle entre le monde du travail et le IIIème Reich, il ne m'a pas convaincue : l'idée n'est pas nouvelle et la démonstration n'aboutit qu'à nous convaincre que la culture d'entreprise tout comme la démocratie peuvent déraper à l'occasion. S'il voulait explorer la progression psychologique du narrateur, il reste beaucoup trop en surface. S'il souhaitait présenter une nouvelle forme subtile de torture psychologique, il n'a pas réellement réussi à me faire peur. En résumé, quel que soit son jeu, je ne l'y ai pas suivi.
Ce qui ne m'a pas empêchée d'apprécier la plume froide, "chirurgicale" de l'auteur, qui m'a laissé un profond sentiment de déjà-vu même si son nom ne me rappelle rien. Et l'idée est originale, même si elle aurait pu être exploitée dans une histoire plus longue et plus aprofondie. L'ensemble laisse à réfléchir ; si quelqu'un a également lu ce livre, je serais ravie d'échanger nos impressions !
Un passage audio :
L'entretien pendant lequel le sous-directeur Karl Rose demande à Simon, psychologue d'entreprise, d'enquêter sur la santé mentale de leur supérieur.
Pour en savoir plus :
- la page Bibliomania du livre
Je viens d'entendre l'extrait et en effet, l'écriture est plutôt froide, distante. J'ai lu "L'enlacement" de cet auteur et là, vu que c'est une histoire d'amour, c'est beaucoup plus lyrique.
RépondreSupprimerAh, au moins une qui écoute les extraits, merci Iluze ;
RépondreSupprimerMmmmhhhh... suis un peu honteuse aussi car j'ai l'impression que JN et moi t'avons offert ce livre... Sans certitude! Je m'excuse donc d'avance si ce mérite revient à qqn d'autre ;-)
RépondreSupprimerJ'ai également lu deux autres romans de F. Emmanuel mais, contrairement à celui-ci, ils ne m'ont pas beaucoup plu : l'écriture, très travaillée, presque roide, donnait un caractère un peu artificiel aux intrigues, centrées sur la vie intérieure, la mémoire et les relations amoureuses.
Par contre, j'ai trouvé celui-ci très intéressant : davantage qu'un simple parallèle avec le langage de l'entreprise (qui ne serait, en effet, pas abouti), il m'a semblé vouloir plutôt pointer la force - destructrice, parfois, il est vrai- du langage et les dangers du non-dit. En effet, le personnage (dont j'ai oublié le nom) qui envoie les lettres est dévalué par le narrateur (Simon, assez sympathique, le présente comme malfaisant, dangereux et sournois) et la critique que ce personnage formule vis-à-vis du langage de l'entreprise se voit par là-même également mise à distance. Qu'en penses-tu?
Manon
Je m'empresse de noter, la question de l'entreprise, du monde du travail, me passionne ! Merci pour l'idée ! :-)
RépondreSupprimer@Manon: je ne te suis pas tout à fait, je dois avouer : l'auteur voudrait pointer la force destructrice du langage, tout en mettant à distance ce même langage et en dévaluant celui qui l'utilise pour faire le mal ?
RépondreSupprimerJe réagis un peut tard (une panne d'électricité m'a empêché de répondre sur le moment, puis j'ai oublié... honte sur moi).
RépondreSupprimerJ'ai beaucoup apprécié cette lecture qui apportait un éclairage supplémentaire sur certains thèmes abordés par Orwell (dans 1984 et Politics and the english language : http://www.mtholyoke.edu/acad/intrel/orwell46.htm).
François Emmanuel illustre la manière dont le 3ème Reich et le monde de l'entreprise utilisent un langage technocratique et les euphémismes pour permettre à leurs agents de "travailler" et de communiquer dans une langue qui esquive l'impact émotionnel des concepts et des tâches qu'ils exécutent où commandent (et permet de ne regarder la réalité que du coin de l'oeil). Il ne s'agit pas tellement de faire l'équivalence entre les agissements des nazis et des entreprises mais, à mon avis, de faire le parallèle entre les procédés de dépossession du langage et du sens.
François Emmanuel rejoint Orwell dans son analyse du contrôle qu'exerce le langage sur l'individu (http://lesswrong.com/lw/k5/cached_thoughts/ et http://lesswrong.com/lw/jc/rationality_and_the_english_language/)et comment ce contrôle peut être instrumentalisé.
Le commentaire de Manon me fait penser que, quelque part, François Emmanuel reproduit cet effet dans son roman en présentant l'histoire à travers la perception de Simon. En montrant la souffrance du directeur et en déshumanisant l'auteur des lettres, il oriente l'opinion du lecteur.
En prenant du recul, il est facile d'imaginer le même roman présentant l'auteur des lettres comme un héros subversif luttant par des moyens originaux contre le capitalisme triomphant, et le directeur comme une simple figure symbolique plutôt que comme un être sensible et en souffrance. Celui qui contrôle la narration contrôle l'auditeur.
Jean-Nicolas.