05 mars 2011

La vie devant soi, de Romain Gary (Emile Ajar)

Il y a de ces livres lus un peu par hasard et qui vous tombent sur le coin du cœur pour y rester bien accrochés. Je ne sais même plus pour quelle raison celui-ci a atterri dans ma wishlist, où une famille bienveillante l'a récupéré pour me l'offrir à Noël. Il n'était pas vraiment sur le devant de ma PAL mais lorsque j'ai fait appel à mes contacts Twitter pour m'aider à choisir ma lecture du soir, ce fut une des propositions.  En trois phrases j'étais scotchée, en deux soirées je l'avais dévoré.  Attention : coup de cœur !


Résumé :

Mohammed, 10 ans, est arabe et le fils d'une prostituée, comme tous les pensionnaires chez Madame Rosa, à Belleville. La vieille Juive obèse rescapée d'Auschwitz, ancienne prostituée elle-même,  a ouvert « une pension sans famille pour les gosses qui sont nés de travers », autrement dit une pension clandestine où les dames qui se défendent (selon l'expression de Momo) abandonnent plus ou moins leurs rejetons. Alors Momo, aux côtés de cette maman de substitution, se débat contre les six étages que Madame Rosa ne peut plus monter et contre la vie, parce "ça ne pardonne pas" et parce qu'il n'est "pas nécessaire d'avoir des raisons pour avoir peur".


Mon avis :

Comme je ne sais pas que vous dire en premier, commençons par la jolie histoire de ce roman.  Romain Gary, auteur reconnu et titulaire d'un Goncourt en 1956 pour Les racines du ciel, est très critiqué dans les années '70. Pour retrouver sa liberté d'expression, il prend le pseudonyme d'Emile Ajar et l'utilise pour écrire La vie devant soi. Il va jusqu'à demander à son neveu d'endosser la personnalité de l'auteur imaginaire. Et paf !  Voilà-t-il pas que ce nouveau roman, encensé par les mêmes critiques qui enterraient Gary, obtient le Goncourt lui aussi !  Gary n'ignore pas qu'il est interdit d'obtenir deux fois ce prix mais ne dévoile pas son identité.  Le faux Ajar a beau refuser le prix, il l'obtient quand même.  Et ce n'est que dans un roman posthume, écrit peu avant son suicide, qu'il dévoilera la supercherie.

Il en faut du talent pour mystifier le Tout Paris littéraire et lui infliger un si beau pied-de-nez !  Mais c'est peut-être plus facile quand on se déguise en petit arabe bellevillois. Lorsqu'il écrit à la première personne hors autobiographie, un auteur se transforme un peu en acteur : il prend la forme d'un personnage et lui insuffle la vie. Le bon auteur comme le bon acteur est celui qui arrivera à être le plus crédible, et l'exercice est d'autant plus périlleux que le personnage est éloigné de son créateur.

Je ne saurais pas me prononcer sur la distance entre Romain Gary et le petit Mohammed, mais je peux vous dire que le petit bonhomme m'a sauté devant les yeux, plus vrai que nature. Dès les premières lignes, j'étais son amie.  Il disait ceci :
"La première chose que je peux vous dire c'est qu'on habitait au sixième à pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu'elle portait sur elle et seulement deux jambes, c'était une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines.  Elle nous le rappelait chaque fois qu'elle ne se plaignait pas d'autre part, car elle était également juive. Sa santé n'était pas bonne non plus et je peux vous dire aussi dès le départ que c'était une femme qui aurait mérité un ascenseur."
En trois phrases, on cerne un petit bonhomme qui ne dit pas son âge mais se trahit par des phrases bizarres aux expressions qu'on imagine entendues ailleurs et répétées dans le désordre. On découvre la naïveté d'un narrateur qui, à force de vivre dans un milieu où l'on retrouve toutes les déclinaisons du genre humain, ne voit aucun mal à parler librement de races et de religions. Et on sent poindre la tendresse pour une femme qu'il adore malgré son poids et sa tendance aux lamentations. Trois piliers de cette œuvre, trois excellentes raisons d'en tomber amoureux.

Il reste encore à découvrir la tristesse d'un petit garçon qui est bien seul au monde, sans parents et sans histoire, et qui a terriblement besoin d'attention...
"Mon copain le Mahoute qui était aussi un enfant de pute disait que chez nous le mystère était normal, à cause de la loi des grands nombres.  Il disait qu'une femme qui fait bien les choses, quand elle a un accident de naissance et qu'elle décide de le garder, est toujours menacée d'enquête administrative et il n'y a rien de pire, ça ne pardonne pas. C'est toujours la mère qui est en butte dans notre cas, parce que le père est protégé par la loi des grands nombres. "
"En courant parmi les voitures pour leur faire peur, car un môme écrasé je vous jure que ça ne fait plaisir à personne, j'avais beaucoup d'importance, je sentais que je pouvais leur causer des ennuis sans fin. Je n'allais pas me faire écraser uniquement pour les faire chier, mais je leur faisais vachement de l'effet.  Il y a un copain, le Claudo on l'appelle, qui s'est fait renverser comme ça en jouant au con et il a eu droit à trois mois d'hôpital, alors qu'à la maison, s'il avait perdu une jambe, son père l'aurait envoyé la chercher."

...un petit garcon qui se fait une philosophie de vie construite de bric et de broc, parfois amusante dans sa naïveté, mais surtout terriblement triste de lucidité...
"- Il ne faut pas pleurer, mon petit, c'est naturel que les vieux meurent. Tu as toute la vie devant toi.
Il cherchait à me faire peur, ce salaud-là, ou quoi ?  J'ai toujours remarqué que les vieux disent "tu es jeune, tu as toute la vie devant toi", avec un bon sourire, comme si ça leur faisait plaisir."
"- Mon petit Mohammed, je ne pourrais pas épouser une Juive, même si j'étais encore capable de faire une chose pareille.
- Elle n'est plus du tout une Juive ni rien, Monsieur Hamil, elle a seulement mal partout.  Et vous êtes tellement vieux vous-même que c'est maintenant à Allah de penser à vous et pas vous à Allah.  Vous êtes allé Le voir à La Mecque, maintenant c'est à Lui de se déranger.  Pourquoi ne pas vous marier à quatre-vingt-cinq ans, quand vous ne risquez plus rien ?
- Et que ferions-nous quand nous serions mariés ?
- Vous avez de la peine l'un pour l'autre, merde.  C'est pour ça que tout le monde se marie.
- Je suis beaucoup trop vieux pour me marier, disait Monsieur Hamil, comme s'il n'était pas trop vieux pour tout."
"La nature, elle fait n'importe quoi à n'importe qui et elle ne sait même pas ce qu'elle fait, quelquefois ce sont des fleurs et des oiseaux et quelquefois, c'est une vieille Juive au sixième étage qui ne peut plus descendre."

...et surtout, cet amour immense pour la femme qui l'a élevé (ou qui lui a permis de pousser), cet amour qu'on sent encore évoluer au fil du livre, teinté d'énormément de pitié que l'on en vient à partager, un amour qui lui donnera tous les courages.
"Je ne sais pas du tout de quoi Madame Rosa pouvait bien rêver en général. Je ne vois pas à quoi ca sert de rêver en arrière et à son âge elle ne pouvait plus rêver en avant."
"Maintenant que je me souviens, je me dis que Madame Rosa était beaucoup moins moche que ça, elle avait de beaux yeux bruns comme un chien juif, mais il ne fallait pas penser à elle comme une femme, car là évidemment elle ne pouvait pas gagner."
Entrer dans la tête de Mohammed et découvrir son histoire m'a complètement bouleversée et j'ai versé ma petite larme à la fin, qui n'est pourtant pas larmoyante. Mais c'était tellement, tellement touchant !  Bien plus que "Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran", d'Eric-Emmanuel Schmitt, qui aborde les mêmes thèmes dans le même genre de décor, mais sous une forme bien édulcorée et superficielle si on le compare à ce roman-ci.

Bref, ça fait bien longtemps que je n'avais pas pu qualifier un livre de véritable coup de cœur, mais celui-ci remporte haut la palme. Lisez-le, c'est la seule chose à ajouter.


Pour en savoir plus :
- La fiche Bibliomania du livre
- Acheter ce livre sur Amazon
- Les avis de MeL et Akkantha, pour qui cette lecture a été également une véritable claque mais qui en parlent pourtant bien différemment de moi.

12 commentaires:

  1. Dans l'atelier de théâtre où je vais, certains participants en avaient travaillé des passages, et ton avis me donne envie de me re-plonger dans l'histoire de Momo et Mme Rosa :)

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  2. Ah là là, comme ça me fait plaisir de lire ton article. Romain Gary est pour moi l'un des plus grands et pourtant il est souvent oublié.
    Je conseille ce roman à tous pour le découvrir, mais il y en a tant d'autres.... Un auteur dont la langue maternelle n'était pas le français mais qui écrit si bien, c'est juste magique. Bon je m'arrête là, je pourrais en parler des heures....

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  3. Mais ne te gène pas ! Tu conseilles quels romans pour continuer ?

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  4. Tu vois, ton article est vraiment super ! J'ai beaucoup aimé le lire. Je ne connais de La vie devant soi que le film avec Simone Signoret (et encore je ne l'ai pas vu !) mais tu donnes très envie de lire ce livre. Je le rajoute à ma wish-list !

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  5. Tout dépend ce qu'on aime car Gary a su écrire des livres et romans très différents. Si on veut en savoir plus sur sa vie, La promesse de l'aube. Un livre sur l'amour poignant, Clair de femme. Un récit sur le racisme, Chien blanc....

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  6. J'aime énormément les extraits que tu as mis, ils me replongent dans l'histoire, j'ai envie de la relire en entier !
    (Intéressant toute l'histoire autour du prix Goncourt, je savais que R Gary l'avait eu deux fois mais j'ignorais l'histoire dans ses détails)

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  7. Tes extraits m'ont fait le même effet, Akkantha ! Il y a tellement de jolis passages dans ce livre !

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  8. Les cerfs-volants, c'est bon aussi !

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  9. Je n'ai pas été ébloui par cette lecture, mais des goûts et des couleurs...

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